Cauchemar

Tout est parti d’un désir enfantin de donner vie à un être inanimé. On voulait finalement rester dans une forme narrative, mais utiliser l’outil de l’animation pour filmer ce que nous ne pouvions pas avec la capture traditionnelle du réel. L’idée loufoque d’une couverture en train de cauchemarder nous a plu instinctivement, nous avons alors fait quelques secondes pour un plan, puis nous avons enchainé un deuxième, un troisième et progressivement quelque chose se dessinait. Nous étions deux enfants inventant des histoires sans anticipation et nos jouets pour ce film étaient cette couverture malléable ou ce café compacté en sculpture.

Ce projet nous a révélé l’essentiel de l’animation : donner du mouvement à ce qui n’en a pas. Car, au fil des images qui se créaient et des sons qui s’ajoutaient nous avons commencé nous aussi à croire à l’existence de cette couverture vivante. Si la stop-motion s’est rapidement imposée c’est bien parce qu’elle nous permettait d’utiliser des objets du quotidien et de les ancrer dans une réalité où l’inquiétante étrangeté sommeille.

Le son des gémissements et la forme souffrante allongée ne sont pas sans déclarer toute notre tendresse pour le bébé d’Eraserhead. Aussi nous avons puisé dans les travellings robotiques et angoissants de Takashi Ito, où son appartement est habité par les spectres des rétroprojecteurs qui habitent les ombres de son quotidien.

Toute notre démarche s’est centrée sur ce but de donner vie. Aussi bien à la couverture et aux diverses formes du café, mais aussi dans la pièce où se déroule l’action. Les formes ovales de lumières et son usage très directionnel accentuant les ombres nous permettaient de développer un hors-champ. La nuit est opaque, seul le sommeil agité existe comme dans l’intimité de la pièce et pourtant, dans la noirceur qui nous entoure réside autre chose de plus effrayant encore.

Soulignée par les ambiances sonores, nous voulions que la pièce soit aussi habitée par une respiration, qu’elle soit finalement un poumon organique qui tord le réel. De même, les oscillations des lumières dans le petit couloir devant la porte et les mouvements saccadés de la caméra qui s’approche sont eux aussi des images qui concrétisent ce même désir. Il fallait pour nous que le cauchemar soit double : il est à la fois présent dans les pensées de la créature-couverture et dans le lieu de son existence.

Il fallait pour nous que la partie « réel » (en dehors des formes de caféine), soit relativement fluide malgré le choix de douze phases par seconde. C’était une décision essentielle pour rendre crédible le projet. Pour cela nous avons fabriqué une sorte de marionnette où notre main pouvait se glisser à l’intérieur. Consolidée par du papier aluminium, la couverture pouvait alors obtenir diverses formes qui conservaient une rigidité couplée à la souplesse de la texture. Ce choix nous a permis d’éviter de poser nos mains à la surface du tissu, ce qui permettait de n’avoir aucune trace de manipulations sur ce que l’on voyait à l’image. Tout comme le rêve, la vie de la créature provenait alors de l’intérieur dont les viscères étaient nos phalanges. Nous étions nous aussi, comme les cauchemars, cachés dans le hors champ interne de l’image.

Comme dit en introduction, nous étions motivés par une démarche enfantine. Le film était fabriqué au fur et à mesure, sans story-board. L’histoire se déroulait comme une intrigue faite dans l’instant du plan. La création du design sonore lors du cauchemar par Rémy Ternisien, était aussi dans une démarche ludique puisque les sons étaient finalement des morceaux bruts analogiques non traités. Au même rythme que la cadence des formes dans le café, nous voulions créer un cauchemar primitif, où l’animal finalement s’agite avec uniquement trois phases saccadées. Les transitions étaient elles aussi des séquences abstraites qui rappellent à nos yeux le bac à sable que l’on balaye d’un coup de poignet pour créer de nouvelles sculptures. D’ailleurs, c’est pour cela que la couverture devait elle aussi s’imposer sans ajout au-dessus d’elle (ajout de bouche, d’yeux etc.), sa vie devait se créer par son mouvement et non sa morphologie. Nous avons ainsi conservé son aspect initial, car il rappelle le jeu de l’imagination que nous recherchions.

Toutefois, si la démarche de création devait s’affirmer dans un réel divertissement d’élaboration, l’univers que nous proposons n’était absolument pas enfantin, il y avait une vraie approche vraie et sans bavures.

La séquence où l’on plonge dans le cauchemar fait de café manque de phases et de détails, elle s’affirme avec moins de fluidité par rapport au reste, c’est un vrai choix de notre part. Nous voulions accentuer le fait de plonger dans une autre couche. Cette séquence est un ailleurs, un hors-champ que nous libérons et il s’avère moins stable que le reste, beaucoup plus hasardeux et abstrait. Nous ne plongeons pas concrètement dans l’intérieur du corps, mais nous pénétrons dans l’écran qui scanne son rêve, ce qui implique ce dysfonctionnement.

Enfin, comme le tableau à épingles, nous avons travaillé avec les ombres. Notre démarche s’est épanouis dans le plaisir plastique, nous voulions que les images nous plaisent individuellement. Indépendamment du montage (même si nous ne l’oublions jamais lors de nos prises de vue), chaque image constituant les phases nous touchait. La lumière rasait les contours et c’est dans les ombres peu lumineuses que nous avons pu créer nos formes. La lumière était pour nous la ligne directrice pour avoir un résultat esthétiquement homogène entre les univers (quand nous plongeons à l’intérieur de la couverture, nous avons volontairement gardé la même direction et orientation de la lampe, afin de dégager un ensemble cohérent.).

Si l’esthétique très plastique était si importante pour nous c’est parce qu’elle est la traduction de la texture que nous recherchions. Il était évident pour nous qu’il fallait que l’image soit aussi palpable qu’elle l’était lors de la conception manuelle des sculptures. Nous avons pris du plaisir à mettre nos mains dans la matière, et nous voulions obtenir un résultat qui retranscrit ce moment de plaisir, sans pour autant perdre le fil rouge de la narration.

En effet, la narration n’a jamais été abandonnée dans notre approche (sauf lors de l’utilisation du café, où nous nous laissions porter par des figures que l’on souhaitait avoir sur le moment dans un désordre réorganisé au montage), nous voulions cristalliser la solitude en pleine nuit, raconter visuellement une figure mouvante au milieu d’un ensemble noir rappelant évidemment la nuit. La fin du court-métrage laisse un peu en retrait le cauchemar de la couverture vivante, le son s’amenuise et nous nous avançons vers une porte orange fermée, comme si l’existence était constamment limitée et enfermée. Il n’y aura pas de conclusion ni de libération, nous sommes finalement encore dans la pièce où le cauchemar continue, les lumières clignotent sous les cris d’angoisse de l’être allongé un peu plus loin.

Pour conclure, le film nous a permis de laisser libre court à notre imagination car nous étions constamment en improvisation. Nous faisions un plan d’une centaine de photo, puis nous regardions tout de suite le résultat. Si le résultat nous plaisait nous continuons d’avancer dans l’histoire, sinon nous recommencions. Nous avons essayé de retranscrire la peur qui nous plaisait au cinéma, celle qui est dans le hors champ et la matière, dans une atmosphère que l’on voulait à la fois sombre et glauque. Nous voulions que tout soit très lisible, afin de n’avoir aucune difficulté à suivre ce qu’il se passe pour que les sensations soient finalement plus percutantes. Nous voulions épurer le cadre au maximum, qu’il y est finalement une obscurité à la fois envahissante par son mystère mais aussi libératrice d’une image simple avec peu de nuance. Le manque de nuance, de texture, nous permettait de nous centrer vraiment au maximum sur elles, et de les détailler le plus possible, c’était juste une couverture posait simplement sur un drap et un coussin, et ainsi par la lumière, le mouvement était finalement le sujet central de notre préoccupation. C’est le mouvement qui anime le cauchemar et la souffrance, et c’est finalement un pas hésitant, butant vers une porte fermée que l’on retient.

Nous avons accordé une importance égale au son et à l’image car ils sont indissociables et se complètent largement. Quand une un mouvement n’est pas complètement bien effectué, le son accentue et l’erreur se révèle avec un défaut amoindri qui s’affirme dans le court-métrage. De même, le noir de l’image est complètement habité par le son, c’est dans ce que l’on ne voit pas ou partiellement que s’agitent nos peurs et nos appréhensions.

On s’endort et on observe notre porte-manteau avec suspicion. Est-ce un homme debout qui nous observe ? Soudain il s’approche de nous, bouge dans la nuit de notre chambre. Nous sommes terrorisés par cette vision et il ne nous reste plus qu’à nous cacher sous notre couverture.

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