Yves le peintre

Dans le cadre d’un documentaire, j’ai entrepris de faire le portrait d’un peintre. Yves. Peintre de la répétition, il m’intéressa avec ses obsession et ses passions.

Qu’est-ce qui motive ces artistes à reproduire sans cesse un même sujet ? Sont-ils mus par une répétition qui s’étend plus loin que la création ? Sont-ils habités par une forme de rumination intérieure ? Très rapidement l’angle d’attaque du sujet fut trouvé, il fallait que je rencontre ces créateurs où les motifs répétés et séries sont au cœur de leur travail.

Instinctivement guidé par la peinture, je pris contact avec Yves. Nous nous étions rencontrés l’année dernière sur un tournage. En allant chez lui, j’avais été fasciné par son sous-sol : c’était son atelier de peintre. Inondés par la lumière de midi, quelques chevalets étaient éparpillés dans la pièce, des feuilles grand format arrachées gisaient dans l’ombre et de nombreux dessins et ébauches s’étalaient sur les tables un peu partout. Il m’avait rapidement expliqué que c’était ici qu’il passait son temps et que ses élèves y apprenaient la peinture. Puis, nous avions quitté la pièce afin de travailler sur le projet de film que nous avions.

J’avais donc toutes ces images en tête quand je lui demandais au téléphone s’il était possible de nous rencontrer afin qu’il me parle de ses séries. Quelques jours plus tard, je montais dans le train en direction de Lille.

Yves a commencé la peinture très tôt. Il reproduisait à l’aube de son adolescence des tableaux de Vlaminck et de Buffet qui l’influenceront toute sa carrière. Il a ensuite poursuivi sa passion en allant aux Beaux-Arts et il obtiendra par la suite un travail de correspondant de presse dans les années 70 – travail qu’il qualifia d’« alimentaire », lui permettant d’avoir du temps à consacrer à la peinture. Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il prit des photos pour un journal local, développant son contact humain.

Je précise le parcours de Yves car il est essentiel afin de mieux comprendre ses
tableaux. En effet, lorsque qu’il travaillait en tant que correspondant de presse, il accumulait les photos et témoignage qui seront ensuite des outils décisifs pour le choix de ses sujets. Installé dans son atelier, Yves commença à me montrer les premières séries qu’il avait pu faire à la plage. On pouvait constamment retrouver sur chaque toile cette palette de bleus (celui du ciel et de la mer) en confrontation avec le sable. Et surtout, il y avait toutes ces silhouettes abstraites qui bronzaient au bord de l’eau. Sur toutes ces toiles, les visages ont disparu, ce sont des figures que l’on peine à cerner où seule la chevelure marque une distinction avec le reste du corps. Yves faisait défiler les tableaux très rapidement, il passait au suivant après quelques secondes. Je voyais qu’il n’était pas très à l’aise à sortir de vieux tableaux de cette manière, il avait l’impression de les redécouvrir, et parfois il ne se retrouvait plus du tout dans ses toiles. Je lui demandai de s’arrêter sur certaines œuvres afin de lui poser quelques questions sur les motivations qui l’avaient amené à représenter de cette manière la plage. « Avec mon ancien travail de correspondant de presse, j’avais envie d’aller vers la caricature (…) quand on a l’habitude de peindre beaucoup de corps on peut plus facilement les déformer, on a davantage d’assurance dans les motifs ». Il y avait un profond refus de fixité dans sa manière d’être, il bougeait sans cesse, il se levait, s’asseyait de nombreuses fois, il partait chercher de nouveaux travaux à me montrer. On retrouvait exactement cette attitude dans ses créations artistiques. J’ai essayé, avec des questions un peu plus directes et maladroites de comprendre pourquoi il avait peint pendant plusieurs années d’affilée ces plages et ces corps. Mais rien à y faire, Yves était fascinant par son désir de non-réflexion vis à vis de son travail : « Je préfère le côté très spontané, je suis très gestuel, très rapide. » Pour lui, il n’y avait aucune forme d’usure, il me disait que refaire était synonyme de libérer. Pour lui, peindre sans cesse était la possibilité de retranscrire une répétition intérieure pour aller beaucoup plus loin que la simple représentation.

Quand il me décrivait cette tentative de trouver la justesse dans cet acte de répétition massif je ne pouvais m’empêcher de penser à ces réalisateurs qui refont sans cesse les prises, à la recherche d’une interprétation unique qui serait peut-être produite par un état de fatigue. « Les acteurs sont comme des instruments de musique capables de produire des émotions, certains sont toujours parfaitement accordés et prêts à jouer, d’autres trouvant le ton juste dès la première prise, mais le perdent ensuite sans jamais plus le retrouver, malgré tous les efforts du monde. » disait Stanley Kubrick. L’exemple est trivial mais il illustre un élément d’importance capitale : la recherche de la justesse. Répéter au cinéma, permettrait peut- être d’objectiver l’interprétation et pour la peinture elle permettrait de plonger pleinement dans la recherche plastique qui s’affranchirait du réalisme. Au moment de le quitter, Yves voulait absolument me parler d’un ensemble de toiles qu’il avait faites dans les années 70. C’était les « Foules ». Cette fois-ci il n’y avait que du noir et blanc, c’était réalisé à la craie grasse laissant vivre un mystère dans cet amas d’humains. Les visages n’étaient pas effacés contrairement aux plages, ils étaient bien présents. Il n’y avait aucun sourire, ils étaient compactés. Une forme d’ambiguïté dans cette représentation m’intéressait tout particulièrement : la coexistence entre l’aspect inquiétant et l’aspect sécurisant. Si la foule semblait bien organisée à cause de l’alignement de ces visages, il en ressortait une approche déstabilisant par ces visages sans expression qui se ressemblent tous.

Yves en profita pour me dire que pendant la période de conception de ces toiles, il faisait des photos en « rang-d’oignon » pour le journal local. Il était installé avec son appareil, et les gens défilaient devant lui pour avoir un cliché, et puis, il finissait cela en prenant une photo de groupe où tout le monde était rassemblé pour prendre la pose. La photo fut le moteur qui motiva Yves.

Le trait est bien plus net au premier abord, mais on retrouve cette torsion du détail, quand notre regard va vers le haut de la toile. Comme un effet de perspective, un brouillard provoqué par l’énergie du geste se dessinait au plus la foule prenait de la distance avec nous. Les visages se fusionnaient au grès de leur rassemblement qui les obstruait à la fois dans ce que l’on pourrait imaginer être une rue, ou plus directement, à l’intérieur du tableau.

Avant mon départ, j’ai proposé à Yves de faire son portrait au milieu de tous ces visages qui s’accumulent. On s’est tu tous les deux au cœur de toute cette foule silencieuse, seul le clic de mon appareil photo résonnait.

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